top of page
  • REPORTAGE / SOCIÉTÉ

Affaire Adama : « Face contre terre, je ne dois plus mourir… »


Une nouvelle affaire cristallise nombre d’interrogations sur les violences policières lors d’interpellations et, d’une manière générale, sur la situation dans les banlieues. Théo, jeune homme de 22 ans, habitant d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), a été victime de faits d’une rare violence de la part de policiers, dont une suspicion de viol pour l’un des fonctionnaires. Les victimes réclament que justice soit faite. De son côté, la police, est confrontée aux méfaits d’une minorité qui entachent l’exemplarité de ceux qui accomplissent chaque jour leurs missions de gardiens de la paix. Dans ce contexte de nouvelles violences urbaines, Visago revient sur l’affaire Adama Traoré survenue cet été à Persan.

Youssoupha comme d'autres stars du rap se mobilisent pour Adama Traoré © visagomédia

« Face à la mer, j’aurais dû grandir face contre terre, j'aurais pu mourir... »

C’est fou ce que certaines chansons, comme ici celle de Passi et Calogero, peuvent avoir une résonnance toute particulière, voire coller à une triste réalité. Malheureusement, pour Adama Traoré, la mort était bien au rendez-vous le 19 juillet 2016, le jour de son 24ème anniversaire.

Adama Traoré est ce jeune français décédé dans des circonstances encore floues dans la cour de gendarmerie de Persan. Plus précisément, c’est son frère que voulaient alors interpeler les gendarmes. Pourquoi s’est-il donc enfui alors que son frère n’a opposé aucune résistance ? Pour couper court aux rumeurs à son sujet, le Conseil Représentatif des Associations Noires (CRAN) s’est constitué partie civile et a dénoncé le fait de vouloir « faire de la victime un coupable ».

Ce qui aurait pu n’être qu’un « fait divers » est devenu un fait de société, voire « une affaire d’Etat », comme le clame la famille de la victime. Quelques dates, tout d’abord, pour comprendre :

19 juillet 2016. Adama Traoré meurt dans la cour de gendarmerie de Persan. Le décès est constaté à 19h05. La famille n’a accès au corps que deux jours après sa mort.

2 août. Un pompier contredit la version des gendarmes : « Moi quand j’arrive il n’est pas en position latérale de sécurité (PLS). Il est face contre terre »… alors que les gendarmes soutenaient avoir placé la victime en position latérale de sécurité.

5 août. La famille porte plainte pour « faux en écritures publiques aggravées, dénonciation calomnieuse, modification de scène de crime ». Le dépaysement de l’affaire est demandé par l’avocat de la famille, M° Yacine Bouzrou. Suspectant de nombreux dysfonctionnements, celui-ci a réclamé notamment que les rapports d'intervention des pompiers et du Samu figurent au dossier.

17 novembre. En marge d’un conseil municipal, une nuit d’émeutes éclate à Persan-Beaumont. La maire de la commune, comme elle le peut, souhaite faire voter ce soir-là la prise en charge des frais de justice par la commune suite à une plainte en diffamation contre Assa Traoré (voir encadré). Des bus et des voitures ont été incendiés. 90 gendarmes sont déployés.

23 novembre. A la suite de ces émeutes, deux frères Traoré, Bagui et Youssouf, sont incarcérés pour «éviter les pressions sur les témoins». Leur passé violent leur colle à la peau.

« Syndrome asphyxique »

Depuis, la tension n’a cessé d’être perceptible, les camps n’ont cessé de s’opposer. Comment expliquer que l’on en soit arrivé là ?

1. D’abord, parce que le procureur Yves Jannier, initialement en charge de l’affaire, n’a fait aucune mention du fait que la cause de la mort était «probablement due à un syndrome asphyxique», ce qui figurait dans les deux autopsies réalisées les 21 et 28 juillet. Pour expliquer le décès, celui-ci s’était contenté de faire état d’une «infection grave» - laissant ainsi planer la suspicion.

Or, ce syndrome asphyxique aurait été causé par le plaquage ventral qu’a subi Adama Traoré lors de son interpellation. Cette technique très controversée et dangereuse, est interdite en Belgique, en Suisse ou encore dans plusieurs états aux Etats-Unis. En quoi consiste-t-elle ? En l’immobilisation des membres de la personne arrêtée face contre terre. Trois policiers s’y seraient ainsi pris à Beaumont. Selon les propos d'un gendarme : «Nous avons employé la force strictement nécessaire pour le maîtriser mais il a pris le poids de nos corps à tous les trois au moment de son interpellation». Or, cette technique lorsqu'elle est prolongée peut entraîner la mort. Ce qui est arrivé, car les gendarmes pensaient que le jeune homme qu’ils venaient d’interpeler «simulait» d'avoir du mal à respirer.

D'après le comité de soutien «Justice pour Adama», cette information a été volontairement cachée pour empêcher que des émeutes éventuelles ne se produisent. Dans l'attente des résultats, la famille avait l’intention de porter plainte pour «coups et blessures par personne dépositaire de l'autorité publique ayant entraîné la mort sans intention de la donner».

"Si on avait eu peur dès les premiers mensonges, on aurait baissé les bras. Or, nous sommes toujours là." Assa Traoré © visagomédia

2. Ensuite, parce qu’avec la question raciale sous-jacente et l’environnement social fragile de certaines populations, les rapports sont souvent conflictuels entre les habitants des quartiers et la police ou autres représentants de l’autorité. Tout se passe comme si une minorité de la population et les forces de l’ordre évoluaient dans des mondes parallèles. Comme si ils étaient appelés à ne jamais se rencontrer. A force de s’ériger les uns contre les autres sont-ils à jamais irréconciliables ?

Depuis des années, les habitants des banlieues, des quartiers sensibles, défavorisés, poussent pourtant la sonnette d’alarme. Pour parler de ces territoires, il arrive que les expressions « zones de non droit » ou « no-go zones » (comme disent les anglo-saxons) soient utilisées. Mais au pays des droit(s) de l’Homme, de quels droits parle-t-on exactement ? Ces gens-là ont au contraire le sentiment de n'être que des citoyens de seconde zone dont les droits sont constamment bafoués.

Depuis des années, les solutions apportées par les politiques, à l’aube de chaque élection, ressemblent davantage à du saupoudrage, à du colmatage. Puis, à peine élus, ces mêmes politiques désertent-ils ces mêmes banlieues qu’ils avaient promis de sauver. Combien devront mourir ou être meurtris sous le coup des violences policières avant que cela ne change ?

Enfin, que dire de ceux qui subissent en permanence des arrestations arbitraires, des contrôles d'identité aléatoires qui dans les faits sont perçus comme des contrôles au faciès ? Dans un article intitulé «Black lives matter in France, too» (« La vie des noirs compte aussi »), le New York Times rappelait les résultats d'un rapport de 2009 (CNRS Open Society justice Initiative) qui indiquait que des individus identifiés comme noirs ou nord-africains avaient respectivement 6 à 8 fois plus de chance de se faire contrôler par la police à Paris que des blancs…

Manque(s) de reconnaissance

Dans ces zones, le quotidien est violent, le cadre de vie est violent, le chômage est violent. Depuis plus de trente ans, ceux qui y résident ne voient rien d'autre qu'un avenir sombre si l’on ne fait rien. Sans verser dans l'angélisme primaire ou la diabolisation permanente, cette affaire Adama questionne toute notre société. Et la situation dans les banlieues en particulier.

Plus que jamais le manque de reconnaissance est prégnant :

- du côté des forces de l’ordre, où se pose la question du profil des policiers ou gendarmes qui interviennent dans ces quartiers. Tout comme les professeurs qui obtiennent leur premier poste en zone d’éducation prioritaire (ZEP) ou dans les réseaux d’éducation prioritaire (REP), ils sont parfois peu aguerris et démunis devant les difficultés rencontrées sur le terrain. Aux problèmes récurrents auxquels ils doivent faire face au quotidien, s’ajoute le manque de moyens matériels et humains. Et le manque de formation pour intervenir dans certaines situations... De plus, faut-il reconnaître, depuis les attentats et la mise en place de l’état d’urgence, sont-ils au bord de l’épuisement.

- du côté de la population, où le sentiment de manque de reconnaissance est à son apogée avec cette affaire. Les dirigeants au pouvoir (voir vidéo) ou la Maire de Beaumont-sur-Oise en apportant un soutien indéfectible aux forces de l'ordre semblent condamner par leur silence la victime et sa famille

Mots d’espoir

Toutefois, confiante en la justice de son pays, les mots d’Assa, la sœur charismatique d’Adama Traoré, sont pleins d’espoir : « Grâce aux médias, aux artistes, on a une plus grande tribune pour toucher un plus large public. Cela aide à relayer l'information et à donner plus de visibilité à notre cause et aux autres victimes dont les processus de justice sont entravés. Nous avons un soutien énorme dans toute la France. C'est beau que la France puisse se lever et combattre cette sorte d'injustice Aujourd'hui c'est à travers cette mobilisation qu'on peut avancer et la contrer. C'est grâce à cela que l'on peut avoir une force politique. Car l'affaire Adama Traoré, ne l’oublions pas, est une affaire d'état. »

Souriante malgré le drame que sa famille vit depuis près de sept mois, la jeune femme poursuit : «Si on avait eu peur dès les premiers mensonges, on aurait baissé les bras. Or, nous sommes toujours là. Et depuis que l’affaire a été dépaysée, on a vraiment envie d'avoir confiance en ces trois juges.»

Par Saliha Medarbi

VERBATIM

Une « mobilisation politique et sociale » contre l’injustice

La famille d'Adama Traoré, ce sont 17 frères et sœurs… Parmi eux, Assa Traoré, éducatrice spécialisée dans une fondation de protection de l'enfance, est sa sœur par son père décédé en 1999.

Par ses prises de position et ses déclarations, cette jeune femme est devenue leur porte-parole charismatique. D’ailleurs, lorsque celle-ci a déclaré dans une émission de Canal+ que « la maire a choisi son camp et de quel côté elle se met. Ce qui veut dire du côté de la violence policière », s’en est suivie une nuit d'émeutes à Persan-Beaumont en novembre après la plainte en diffamation de la maire Nathalie Groux (UDI). Aussitôt, la famille Traoré et le comité de soutien ont lancé cependant des appels au calme pour éviter tout débordement et récupération. Interrogée par Visago, Assa Traoré souligne que « ce qu'ils retiendront, c'est la violence. Et la mort d'Adama passera au second plan. Or, nous ce qu'on veut c'est que justice soit faite. Nous voulons obtenir justice et vérité».

Lors d’une conférence de presse donnée en marge du concert à La Cigale le 2 février, où de nombreux artistes qui défendent la cause d’Adama ont répondu présents, Visago a également rencontré les chanteurs de rap Youssoupha, Mac Tyer et Dosseh.

Prendre position Youssoupha a précisé que ce concert répondait à trois approches : «D’abord, c’est un concert hommage à un jeune de la culture urbaine. Ensuite c’est un concert de soutien à la famille qui doit faire face à des frais judiciaires, aux procès, aux expertises et aux contre-expertises. Enfin, c’est un concert de mobilisation politique et sociale autour d'une cause ». « Grâce au rap ou à la vocation artistique en général, a-t-il encore dit, on peut prendre le pas pour dénoncer certaines choses comme les erreurs de justice ou parler des choses positives qui se passent dans les quartiers.»

«Cette affaire me touche en raison de toutes les bavures policières qui ont lieu dans les quartiers, a pour sa part indiqué Dosseh.« Le rap, c'est savoir prendre position sur certains faits.» «Le rap est une sorte d'éponge de ce qui se passe dans la réalité. » a ajouté Mac Tyer. «Ce n'est même pas un devoir, c'est naturel ; l’injustice peut toucher tout le monde ».

«Le problème c’est que l’injustice a déjà eu lieu», confiait, en novembre 2016, un jeune étudiant en droit lors d’une réunion du comité de soutien à Bagui et Youssouf Traoré. «Adama est déjà mort ». Et d’expliquer : « Là, on est dans la réaction. Or, il faut agir a priori. Si tous les jeunes connaissaient leurs droits, ils ne seraient pas victimes de ces violences. La première chose que l’on nous enseigne en droit c’est que nul n’est censé ignorer la loi. Si Adama avait lu l’article 78-2 du code de procédure pénale, il aurait su qu’il n’aurait pas eu besoin de fuir pour prouver son identité parce qu’on peut prouver aujourd’hui son identité par un témoignage. Il faut que tout le monde le sache, on doit le dire à nos enfants, à nos petits frères, à nos petites sœurs.» S.M.

#AdamaTraoré #Persan

371 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page